Dans les palmarès

Rock&Folk, Disco 2000, les indispensables

Après avoir ouvert son Mojo du mois d’août à la page 86, avec les 100 plus grands albums jamais faits (rangés par ordre décroissant de 100 à 1), Paul McCartney a probablement sauté sur son téléphone. Le type de la presse à MPL (son bureau de Londres) a dû en entendre des vertes et des pas mûres, à propos du fait que le canard anglais auquel il avait un peu auparavant donné une interview fleuve (publiée dans l’édition de novembre) mettait « Revolver » en troisième position seulement de leur impossible classement, après « Pet Sounds » (des Beach Boys, premier) et « Astral Weeks » de Van Morrison, deuxième.

Il faut savoir que ce parti pris, qui permet aux anglophobes de constater que les anglais sont surtout salauds entre eux, a fait l’effet d’une bombe. Pas étonnant, puisque ce bon Van, dont le talent n’est pas bien sûr mis en cause, est tout de même originaire de Belfast. C’est ici qu’à onze ans, il forma son premier groupe de skiffle et que, plus tard, au sein de Them, il écrivit une poignée de tubes qui se boivent toujours, trente-cinq ans après, comme du petit lait-dont le fameux « Gloria », repris en rappel par un groupe de rock sur deux, depuis. Mais Morrison voyait plus large, plus grand qu’un chapelet de tubes réducteur. En 1968, lorsqu’il entre aux Century Sound Studio de New York, c’est pour y enregistrer en deux jours l’album qui sommeillait dans sa rude caboche depuis plusieurs années déjà.

Sans cadre, sans règles, et sans filet. « Astral Weeks », qui mélange folk, jazz, blues et gospel, est un disque qui n’existe pas, une humeur plus qu’une réelle incitation. Sa tessiture est indéfinissable et l’impression qui subsiste, après une écoute totale (indispensable), a tout du chaos spirituel. On ne sait jamais si cette voix de carriole mal embarquée est celle d’un grand chanteur, ni ce que valent intrinsèquement ces compositions de poète au sang lourd, mais une chose est sûre, on ne ressort pas intact de l’épreuve. Peut-être qu’avec quelques autres (au hasard « Coney Island Baby » de Lou Reed, ou « The Idiot » d’Iggy Pop), « Astral Weeks » est le plus proche de l’idée que l’on peut se faire d’un disque-drogue : on fait tout pour l’éviter puis, un jour, on ne veut plus s’en défaire. Striées de rais de flûte et portées par le doux chuintement de Conny Kay (le batteur du Modern Jazz Quarter), « Beside You », « The way young lovers do », ou « Slim slow slider » sont d’authentiques plaisirs clandestins, de ceux qui grimpent aux âmes, teintent les joues des hommes et aiguisent les épines des roses.

Jérome Soligny (décembre 1999)

Rock&Folk, Hors série N° 15, « Disco 2000 les indispensables, Des Beatles à la techno, l’histoire de notre musique »


Libération 68/88, l’album de nos vingt ans

N° 17 : Astral Weeks

Juste avant Astral Weeks, Van Morrison avait conquis sa place au soleil avec son groupe Them et des hits comme Gloria et Here comes the night, ou en solo avec Brown Eyed Girl. Très vite pourtant, prenant la tangente, refusant l’ivresse des charts, il enregistre Astral Weeks, où apparaissent les signes de la recherche qu’il n’abandonnera plus : une unique approche musicale où les esprits des vieux bluesmen et ceux des héros celtes se côtoient en mouvements hypnotiques ; des thèmes introspectifs et autobiographiques qui, bientôt, se tourneront vers la quête spirituelle. Enregistré en deux jours sous son contrôle artistique total, avec un groupe d’excellents musiciens de jazz, Astral Weeks ne ressemble à rien de ce qui se fait à l’époque. Il devient instantanément un album de référence pour la critique, mais il ne fera jamais la joie des détaillants. En vingt ans, il se vendra aux Etats-Unis à 243 745 exemplaires. En fait, cinq des huit titres de l’album font plus de six minutes, et tous expriment la nostalgie d’un monde intérieur apaisé et la douleur de sa conquête. Pas vraiment les recettes d’un succès commercial que Van Morrison atteindra pourtant deux ans plus tard avec l’un des albums rock les plus romantiques, Moondance.

Mais Astral Weeks, comme plusieurs autres albums de Van Morrison, est suspendu au-dessus du temps et des modes. Encore maintenant, dans ses concerts, l’irascible et prétentiard bibendum de Belfast doit reprendre Cyprus Avenue, Ballerina ou Madame George afin que la joie de ses fidèles soit complète. Mais, c’est la place de Van Morrison dans l’histoire du rock qui fait rêver. Une place conquise de manière obsessionnelle, sans concession, sans reniement, une place de fou, de monstre, de mystique égaré, de reclus caractériel, de showman hargneux, une place qui se moque du rock comme de son premier harmonica, comme de ce qui se dit, se pense ou s’achète. Une place, par conséquent, essentiellement rock.

Lionel Rotcage (Mai 1988)

68/88 L’album de nos vingt ans, Libération (numéro hors série)

N° 55 : Moondance

Comment le croire quand il ne cesse de répéter : « Je ne suis pas un chanteur de rock » ? A-t-on le droit d’oublier Gloria et tant d’autres perles des sixties ? Et, d’ailleurs, Van l’irlandais n’en profite-t-il pas largement de ce rock qui lui a donné un public, une manière de se mettre en disques et de fourrager tous les rayons de la grande musique populaire, américaine surtout ? Ce Morrison-là préférerait qu’on le prenne pour le soul brother numéro un, l’héritier de Marvin Gaye plutôt que celui d’Elvis ou de Lennon. Pourtant, cette voix rauque et brûlante souffle comme un vent de mer qui s’engouffre le long de la Liffey, mugit sur une lande plus proche du Derry que du Mississipi, traîne ses modulations, étire ses plaintes, allonge indéfiniment ses syllabes comme les violoneux de chez Donoghue’s. Van, le prophète soul, est plus irlandais que tout ce que son pays a produit de rockers laminés au blues. Et Moondance fut pour lui cette révélation : inutile de chercher ailleurs son âme, elle est à jamais aux côtés de ces poètes qu’il admire et rejette tout à la fois, Joyce, Yeats, Wilde peut-être, enfants de Dublin, ville rivale de sa ville natale, Belfast.

Une vie de déchirement quand la vérité est si simple, si proche… Au coeur de cet irlandais, le mysticisme est toujours transparent dans la poésie. Avec la musique, elle chante l’invisible, le mystérieux, la volonté du secret. Comme les moines de Kells ou de Durrow faisaient danser leurs plumes pour embellir, exalter l’écriture. Acte gratuit pour l’édification des générations à venir. Partgé entre l’impérieuse nécessité de donner une forme accessible à son travail de poète et le désir profond de ne le révéler qu’à ceux qui sauront le comprendre, Van Morrison refuse toute interview, tout contact direct avec son public, toute allégeance à quelque style ou étiquette en vogue. Et les générations passent, les modes s’écroulent. Van l’irlandais poursuit sa route, semblant n’écrire que pour lui-même. Dédaigneux et lointain comme un personnage de Wilde. Un autre dandy.

Philippe Paringaux (Mai 1988)

68/88 L’album de nos vingt ans, Libération (numéro hors série)