Angry young Them (Interview)

Rédigé par Rock critique / 30 août 1989 / Aucun commentaire

Au milieu des années soixante, Van Morrison commença à s’occuper d’un club rhytmn‘n ‘blues de Belfast. I ‘endroit servira de lieu de rencontre aux membres de son premier groupe, Tbem. « Baby please don‘t go », « Here comes the night » et le séminal « Gloria » poussèrent Them dans le royaume des saccageurs originels du rhythm ‘n ‘blues. Le groupe tiendra même la dragée haute aux Rolling Stones lors d’une véritable bagarre pour les honneurs des charts. C’est du moins la version retenue par l’histoire officielle de la pop-music. Van s’en souvient différemment.

Tout était très étrange, à l’époque. Et tout ce que vous avez pu lire sur ces années est faux. Je n’ai jamais personnellement essayé d’écrire un tube. Tout a commencé comme une tentative destinée à promouvoir le rhythm’n’blues à Dublin. Les requins ont ensuite tout récupéré, tout transformé. Nous étions si jeunes, nous étions manipulés. La vieille histoire, en somme. Mais vous savez, il faut apprendre. Et j’ai appris à la dure.

Quand j’étais gamin, je me régalais des histoires que racontaient mes aînés. Comme celle de l’arrivée de Them à un concert organisé au Armargh Orange Hall par des syndicalistes fervents. Le public, habitué à des concerts de pop-guimauve, commença à jeter des pièces de monnaie, puis des bouteilles, aux merveilleux proto-punks de Belfast. Ce genre de nuit devait être un cauchemar…

Il n’y en a eu qu’une comme ça et c’est celle dont vous me parlez. Je n’ai pas de souvenirs précis, mais ce n’était pas grand-chose. Non, rien de sérieux. C’était du genre “oui, et alors ?“… Rien de plus. Tout cela s’est passé au beau milieu du concert, un journaliste était là, l’histoire est restée. Mais ça ne signifiait rien. Rien du tout. Mais comme ils ont pensé que c’était une bonne histoire, elle est restée.

Ceux que Van Morrison appelle “ils” sont les journalistes et les faiseurs d’images du pop-business. Sa gêne manifeste est palpable et très dérangeante lorsque je pense à quel point il me prend pour un des leurs. Je continue, sans faire attention, sans savoir si l’interview se terminera dans la confusion au plus vite ou si elle continuera sur cette voie difficile J’aborde le sujet de “Astral weeks” son vieux classique. Un travail à la confiance et à la maturité accomplies, presque effrayant dans sa cohésion. Un bond en avant par rapport à la base de départ, le rhythm ‘n ‘blues, et une réussite notoire pour un garçon de vingt-trois ans.

J’étais plus jeune que ça. J’avais vingt-deux ans (il mâche son sandwich). Entre vingt et un et vingt-deux ans, J’avais commencé à l’écrire avant, mais Them n’était pas le véhicule idéal pour ce genre de musique, pour des chansons aussi longues… Dans ces conditions, le projet était irréalisable, il valait mieux attendre.

J’ai lu que l’enregistrement a été plutôt spontané..

Quoi?! Spontané ? Je n’en sais rien. Tout a été bouclé en quarante-huit heures. Vous avez probablement déjà lu cette histoire. Quarante-huit heures. Vous l’avez déjà lue, n’est-ce pas ? Oui. Bon, c’est tout. J’ai probablement déjà répondu cent fois à cette question.

Considérez-vous cet album comme un point de repère dans votre progression musicale?

Je n’y ai jamais réfléchi.

Pourtant tout le monde le considère comme tel…

C’est leur droit. Mais ce serait un peu auto-complaisant de jouer ce jeu. Je me contente de vivre ma vie. Je ne pense pas à tout ce qui sort, à tout ce qu’on écrit sur moi. Ce n’est que leur opinion, leur idée de la façon dont les choses fonctionnent. Mais ce n’est pas comme cela qu’elles marchent. Pas du tout. La musique, ce n’est pas écrire, mais faire, voilà comment ça fonctionne. La faire, continuer à la faire. Et ainsi de suite. C’est cela, la musique : faire.

N’avez-vous jamais rien lu dans la presse qui ait été une révélation, ou au moins une vérité sur vous ou votre musique ?

Non.

Est-ce parce que les choses écrites à votre sujet étaient inexactes, ou bien pensez-vous qu’il soit impossible d’écrire à propos de musique ?

Well, ce n’est pas la même chose, écrire ou la faire (silence)… Ecrire. ce est pas vivre la musique. Voilà les fondations de ce qui s’est passé dans les sixties. de ce que les gens ont fait à la musique. Il a fallu la pousser, l’aspirer à travers les mailles des médias. Et au bout du compte, elle n’était us la même. Elle ne représentait plus du tout ce qu’elle était censée présenter. Ils ont réussi à peindre ce vaste tableau, qui n’est qu’une imposture. Et comme ils ont réussi à écrire tous ces mensonges. qu’ils ont igné leur vie grâce à eux. Ces contrevérités ont fini par devenir la réalité.

Vous dites donc que le rock’n’roll est devenu une vaste complaisance ?

Non, je ne dis pas ça. C’est son interprétation qui est une vaste complaisance. On a fait croire que ce qui était à l’origine simple et direct ait en fait complexe et faux. C’est la faute du business, de l’avidité de certains, du star-system. Il existe un énorme décalage entre ce que sont les choses et la façon dont les gens les perçoivent. Des gens comme moi ne se prononcent sur rien. Je suis aussi stupide que type moyen. Ils prétendent que je dis des choses, mais dans le fond, je fais mon boulot comme n’importe qui. J’écris des chansons. Tout le monde ait plus ou moins comment cela se fait. 0K ? Mais ils ont créé ce concept depuis les années soixante… Je suis cantonné dans ce rôle, je suis poussé à l’intérieur de ce cadre pour des raisons de business. Pourtant, tout le concept est faux, complètement faux. Mais comme il n’en existe aucun autre, je fais de mon mieux pour vivre avec celui-ci.

Il n’y a pas moyen d’échapper à ce cadre ?

Non, les choses sont allées trop loin. Si j’y réfléchissais un peu, jamais plus je ne donnerais d’interviews. Point final. Il existe des gens qui veulent disséquer mon travail, mas ce n’est pas mon cas. Je ne peux pas. Je veux aller de l’avant, c’est tout ce que je veux.

Est-ce que ce côté ‘business’ affecte -ou infecte- votre créativité ?

Oui, oui. C’est de plus en plus difficile. Je suis en quelque sorte devenu un cadre commercial. Là, vous parlez à Van Morrison homme d’affaires. Quand vous restez célèbre suffisamment longtemps dans ce business, c’est ce qui arrive. Quand je deviens monsieur Businessman, il me faut du temps pour sortir à nouveau du rôle. Ça me force à utiliser d’autres parties du cerveau d’autres cheminements de pensée. C’est difficile de déconnecter.

Ecrire des chansons n’est-ce pas une façon d’échapper au quotidien ?

Non Je ne sais pas le décrire, mais ce n’est pas ça. J’y réfléchis plutôt en termes de destin, de fatalité… Je savais que j’allais faire de la musique, depuis toujours. Jamais je n’en ai douté. Je le savais déjà à l’âge de trois ans. Je ne sais pas comment, mais tout cela était déjà là. Juste le destin.

Van Morrison a souvent fait allusion, dans ses chansons, à sa jeunesse. Sur « Orangefield », il se souvient de l’école, alors que « Cleaning Windows » dépeint un tableau radieux du Belfast des temps anciens. Même si sa famille n ‘était pas particulièrement musicale, il se souvient que ses parents jouaient et chantaient dans la maison. Je lui expose la théorie jungienne de l’inconscient collectif : les vieux souvenirs de famille, les histoires et les mythes sont transportés par l’inconscient et finissent par émerger lors de la création des chansons.

Mes souvenirs de Jung sont un peu lointains, mais oui, c’est ça, écrire une chanson. C’est l’explication la plus proche de la vérité que je puisse trouver pour décrire mon travail. Les chansons proviennent de l’inconscient collectif ou de ma propre conscience. Voire même des deux.

Van Morrison se terre avec ferveur loin du monde de la musique, incapable d’accepter le business. refusant totalement de coopérer avec les contingences du marketing. Sa musique ne s’est que rarement conformée aux usages acceptés de la pop ou du rock. Bien sûr, il a écrit des chansons d’amour mais les siennes sont avant tout spirituelles emplies de l’ancienne imagerie tenue des romantiques. Dans le milieu des seventies, en enregistrant « Astral weeks », le fantastique « Moondance » et quatre autres albums aussi disparates que bizarrement consistants, il inventa le concept de « soul calédonienne » (la Calédonie est l’ancien nom de I’Ecosse.

Je me suis toujours demandé s’il fallait voir là le premier signe d’un voyage de I ‘imagination vers d ‘autres contrées mythiques – « Haunts of of ancient peace », « Vanlose stainvay », « Connswater”, “Avalon sunset”

Je n’en sais rien. Tout ce concept calédonien dure maintenant depuis des années… Oh, je sais, je m’en souviens… C‘est parce que j‘avais lu quelque part que le blues venait, à l’origine, d’Ecosse.

Etes-vous d’accord avec moi si je dis que la plupart de vos chansons trouvent leurs racines dans des endroits chargés de connotations mythiques et religieuses ?

Oui, mais on est loin de la réalité lorsqu’on écrit de telles chansons, il ne faut pas l’oublier. C’est plutôt un rêve, une transe, comme le travail d’un somnambule. Le mystique peut influer sur l’acte de création, mais il reste d’un côté l’endroit mythique et de l’autre l’endroit réel. Et ils sont distincts.

Etes-vous en train de me dire que pour vous d’écrire une chanson équivaut à entrer en transe?

Ça peut l’être. Ça pourrait l’être. Des fois, c’est la même chose, sans l’ombre d’un doute.

Est -ce pour cela que vous faites référence aux poètes Blake et Wordsworth ? Quand vous avez commencé à lire à propos des poètes romantiques, avez-vous trouvé des similitudes entre leurs idées et les vôtres ?

Oui, bien sûr. Tout comme avec Coleridge, qui utilisait l’écriture automatique. Ça se passe comme cela pour moi aussi. Les idées arrivent dans un état de demi-sommeil. Ou lorsque je fais autre chose. Jamais je ne m’assois à mon bureau en pensant qu’il me faut écrire sur tel ou tel sujet. Les idées des chansons me viennent d’impressions que je reçois de l’extérieur. Rien n’est jamais pensé, prémédité ou forcé.

La muse de Morrison semble à jamais dépendre de la quête de révélation spirituelle de ce dernier. Une recherche qui est passée par la psychologie jungienne, par la philosophie romantique et par différentes théosophies européennes et orientales. Sans oublier quelques rapprochements avec la méditation, la scientologie et, plus récemment. avec le Wrekin’ Trust, une organisation dont le but est de canaliser le pouvoir guérisseur de la musique.

Tout cela me passionne, que ce soit orthodoxe ou non. Je n’accepte ou ne rejette rien. Je ne recherche rien en particulier, je tâtonne dans l’obscurité, c’est tout. A la recherche d’un peu plus de lumière… C’est tout, vraiment.

Entre « Veedon Fleece » en 74, et l’introversion rétrospective de 77, « A period of transition », Van Morrison laissa complètement tomber la musique. Ce long blocage créatif coïncida avec une crise d’identité provoquant trois années de retrait et de réflexion.

Ce que l’on disait de moi devenait totalement irréel. On m’avait hissé sur un piédestal, en écrivant tous ces articles qui n’avaient plus le moindre rapport avec ma réalité. C’était insensé, ça devenait incroyable. Même la façon dont les gens réagissaient aux concerts devenait ridicule, Il me fallait donc partir. Mon travail m’intimidait, à cause du poids de ce qui avait été écrit ou dit à mon sujet… C’est probablement pour ça que je n’ai plus écrit. Auparavant, les idées coulaient de l’inspiration. Je n’avais plus qu’à les écrire et à les chanter, tout simplement. Mais là, ils projetaient sur mon travail une toute autre réalité. Ça m’a rendu introverti.

Est-ce à ce moment que vous avez commencé à vous intéresser à la philosophie, à la psychologie, à la religion ?

Oui, Je ne sais pas pour vous, mais la raison qui pousse les gens vers la théosophie est qu’ils ne trouvent pas de réponses dans les programmes dont on les a gavés. Ils cherchent une façon plus ouverte de regarder les choses, C’est pour cette raison que je m’y suis intéressé. Je n’arrivais pas à trouver la moindre réponse dans mon cadre de vie tel qu’il était à l’époque. Surtout en vivant ce que je vivais dans le music-business. Je ne pouvais rien trouver dans la musique, il me fallait chercher ailleurs. Plus rien n’avait le moindre sens. Et ce que je faisais n’en avait donc plus. J’ai alors commencé à lire, pour élargir mon champ de vision, pour avoir une autre vue. Pour mieux comprendre.

La religion est donc une fascination personnelle plutôt qu’autre chose ?

Non, non, il n’est pas question de fascination. C’est une façon de vivre.

Le concept de transcendance, en matière de musique, est lié à cette recherche spirituelle, comme Morrison finira par le décrire.

C’est dans cette voie que j’essaye d’aller. Mais souvent, je l’oublie, il faut que je me force à m’en souvenir.

Il admet n’avoir que rarement atteint un état de transcendance lorsqu‘il chante, et tente de nous expliquer le concept…

La transcendance peut décrire beaucoup de choses, vraiment. Mais dans mon cas, c’est lorsque je déconnecte (silence)….. Quand vous déconnectez le mécanisme (silence),… quand vous éteignez ce que l’on décrit comme la “voix permanente”, « the constant voice ». C’est ce que la méditation est censée être – éteindre cette voix, chasser toutes les idées qui tournent dans la tête. Est-ce que j’ai laissé la lumière allumée ? Est-ce que le chien traverse la rue ? Comment résoudre mes problèmes d’impôts ? Ce que j’appelle la transcendance, c’est débrancher tout ça.

Depuis son album « Common one » de 1980, Van Morrison est resté fidèle à cette théorie de la transcendance… Plusieurs de ses chansons montrent un furtif rapprochement spirituel avec des idées métaphysiques, bien au-delà du cadre des sujets acceptés de la pop–music. La première est « Tore down à la Rimbaud » tirée de « Sense of wonder ». Une chanson que Morrison affirme avoir transportée au fond de ‘lui-même’ pendant huit ans….

A l’époque où je n’écrivais plus, entre “Veedon fleece” et “Period of transition”, j’ai commencé “Tore down à la Rimbaud”, après avoir lu que ce dernier avait complètement arrêté d’écrire dès l’âge de vingt-six ans, pour devenir trafiquant d’armes ou je ne sais quoi. Je me suis, en quelque sorte, identifié à lui. Ironiquement c’est cette lecture qui m’a poussé à revenir à l’écriture… Mais il m’a fallu du temps, huit ans, pour achever cette chanson… Jamais je n’avais porté en moi une chanson aussi longtemps.

“Summertime in England” semble lier ensemble la plupart de vos thèmes de prédilection : le romantisme, la religion, La poésie, la théosophie…

En fait, c’était au départ un morceau de poème que j‘écrivais. La chanson et le poème ont, en quelque sorte, fusionné….. Quel poème était-ce ? Oh, oui,…. J’avais lu différents articles au sujet d’un groupe de poètes qui écrivaient sur un thème particulier, que je ne pouvais pas trouver dans mon cadre de vie… Il existait un problème flagrant chez tous les musiciens contemporains. Ils ne faisaient pas le moindre effort, ils n’avaient pas l’intention de communiquer à un niveau aussi profond. Peut-être n’est-ce pas le cas avec le gospel, mais la plupart des musiciens sont très égocentriques, vous savez, des stars….. Il m’a donc fallu creuser mon chemin pour m’en sortir, pour me trouver baigné dans de vraies formes de musique. J’ai alors commencé à lire Wordsworth et Yeats. Je lisais déjà Blake, depuis l’école,.. Il semblait percevoir, de façon directe, des formes de réalité dans l’au-delà, hors de l’ordinaire. Je chantais “Jerusalem” au catéchisme, sans même savoir qu’il avait écrit ces paroles. Il pouvait trouver les mots pour décrire l’indescriptible.

Récemment, la muse de Morrison a accompli un tour complet. pour revenir à son point de départ, permettant à ce dernier de redécouvrir son héritage celtique. L‘an passé, il enregistrait son album « Irish heartbeat » en compagnie de I’orchestre traditionnel irlandais The chieftains. revisitant des chansons folk d’Irlande du Nord comme du Sud. A côté de morceaux tels que « My pagan love » et « carrickfergus », ses propres chansons se sont également penchées vers une évocation nostalgique de l’enfance. Yeats Seamus Heaney et joseph Campbell un poète Irlandais auquel on doit « My pagan love » – ne sont pas les seuls que Morrison couvre de louanges Il vante également le pouvoir de Brian Moore « de vous faire revenir là-bas »…

Il sait comment vous faire revenir au pays. A l’enfance, même s’il écrit de Malibu….. Les écrivains irlandais – je m’inclus moi-même dans cette catégorie – écrivent sur les mêmes sujets. Même s’ils sont des Irlandais d’Amérique, comme J.P. Donleavy, ils écrivent tous sur les mêmes thèmes. L’énergie et le temps où les choses allaient mieux… Ça, ou la tristesse… Ce sont les seuls sujets. C’est soit l’histoire racontant le temps où tout le monde s’amusait bien, soit celle – si elle n’est pas politique – affirmant qu’il faut revenir au pays pour se rendre compte que les réponses à toutes les questions ne se trouvent pas en Irlande. S’en aller et revenir. Voilà le thème de toute la littérature irlandaise. “Carrickfergus” est, par exemple, l’archétype d’une chanson “partir et revenir”. Sauf que le type veut rentrer au pays pour y mourir, ce qui ajoute la tristesse au tableau. Vous connaissez “Spanshill hill” ? C’est à propos d’un type qui revient au pays par les astres… Il est californien, et comme il ne peut pas voyager physiquement, il se déplace spatialement Voilà le genre de sujets… Tout cela est lié à l’émigration, aux migrations. A cette théorie de Joyce selon laquelle il faut partir d’Irlande pour pouvoir écrire à son sujet…

Etes-vous familier avec ses idées, sa théorie selon laquelle l’Irlande aurait un effet suffocant sur la créativité – il parle même de paralysie…

Oui. Je suis mal placé (silence)… Je me sentais proche de cette opinion, dans le passé… Mais maintenant, je suis plus âgé et moins, hum… Quand j’étais jeune, je le ressentais de façon beaucoup plus forte… On n’accueillait pas très bien les idées neuves… Même le fait de jouer du blues était mal perçu (rires)… Maintenant, tout cela a changé.

Pour le mieux ?

Dans certains domaines, oui. Mais pas de façon générale. La grande déception, c’est de voir l’Irlande devenir un pays comme les autres. Dublin, New York, c’est la même chose. Quand vous vous promenez dans les rues de Dublin. ce n’est plus Dublin. C’est la même chose dans les autres villes. Tout s’américanise.

Pour Morrison, le langage et le mythe. accompagnés d une musique s’orientant vers une forme encore plus contemplative. sont les clés d’un voyage vers le passé, en avant vers la découverte. Tout ce qui affecte ce voyage – que ce soit la rigueur d’une tournée ou les affres dune interview comme celle-ci – le décourage temporairement de continuer sa route. Ainsi l’ont les deux Van Morrison, continuellement en conflit l’un contre I’autre mais dépendant, d’une certaine façon, l’un de l’autre. A la fin de l’interview, je lui demande s’il aimerait mettre les choses franchement au point en ce qui concerne ses comportements excentriques et son caractère difficile. A ma grande surprise. il accepte.

Admettez-vous être difficile à interviewer?

Tout cela dépend de la personne avec qui je parle et de quoi nous parlons. Mais cette réputation est surtout une propagande qu’ils ont inventée.

J’ai tout de même entendu des histoires insensées à votre sujet… Vous auriez, par exemple, passé une session photo complète assis dans un coin. le dos à la caméra. On raconte également qu’en tournée, vous employez un cuisinier qui vous prépare chaque soir, avant de monter sur scène, un sandwich que vous ne touchez jamais…

Ce sont des inventions. Des gens qui se croient intelligents ont tout inventé, ils n’ont rien de mieux à faire, ils n’ont pas encore terminé l’école, vous voyez?

Et cette histoire qui dit que, de temps en temps. Il est impossible de travailler avec vous ?

Ah, celle-là… Elle est bonne. Qui raconte ça ? Ce sont les gens avec lesquels il est impossible de travailler qui colportent ce genre d’histoires.

Vous êtes sérieux ?

Bien sûr, je suis sérieux. Ce sont eux, les difficiles. C’est pour ça qu’ils racontent des histoires. Regardez, je sais où j’en suis, je le sais très bien… Je sais où j’en suis en ce qui concerne mon professionnalisme, mes engagements, mon boulot. Je suis très, très au point. Ça exaspère beaucoup de gens… Les gens difficiles projettent leur problème sur ceux qu’ils n’aiment pas. Ça existe, vous savez… La jalousie professionnelle… Ou des petits qui pensent que tout leur est dû, qui ne savent pas ce qu’est le dur labeur. S’ils sont, de près ou de loin, envieux, ils racontent ces histoires. Bon, je sais que rien n’est gratuit. Mais je sais également que chacun reçoit ce qu’il mérite. Tout se paye. Peut-être ces types ont-ils quelque chose à prouver ? Pas moi. Mon palmarès, il est sur mes disques.

Vous célébrez cette année vingt-cinq ans dans la musique… Avez-vous le moindre regret ?

Oui. Si on m’en donnait la chance, je ne recommencerais rien de la même façon. Je ne serais pas Van Morrison businessman, je ne ferais pas autant d’erreurs, je ne me ferais pas autant escroquer… Je ne me laisserais plus dépasser par les événements.

Y a-t-il des projets qui tous tiennent à cœur ?

Pas vraiment. Ce que j’écoute est très ancien, du blues… Je crois que Ray Charles est la personne la plus contemporaine que j’écoute (rires). J’ai fait quelques trucs avec lui, avec John Lee Hooker et avec Dylan, pour la BBC. Je devais également travailler avec Wim Wenders pour la musique des “Ailes du désir”, mais des problèmes d’argent sont venus tout gâcher.

A la fin, nous revenons ici où nous étions partis. Van Morrison est en conflit avec lui-même pour s’être soumis aux rouages de la pop-music.

Pourquoi est-ce qu’un type écrivant ou chantant des chansons se sent-il obligé de se croire plus savant que son voisin? Ils me disent difficile parce que je refuse de jouer le jeu. Je ne prétends pas m’intégrer dans ce monde. Je vous ai dit franchement que j‘essayais de m’intégrer, mais en fait, je n’en crois pas un mot. J’ai un gros désavantage, dès le départ, étant donné que je suis convaincu que le système est totalement pourri à la base.

Le fait de jouer en concert ne semble pas non plus une chose facile…

Je ne ferai plus de longues tournées, je n’en peux plus après quatre ou cinq jours. C’est un laps de temps suffisamment long pour que tout soit dit. Ensuite, les choses deviennent mécaniques.

Le même problème semble s’appliquer à I’inspiration…

Ce n’est pas difficile d’écrire des chansons. La difficulté, c’est d’être inspiré en permanence. Et c’est totalement imprévisible. C’est comme essayer de prévoir le temps. C’est impossible. Des fois, vous êtes inspiré. Et des fois, rien ne se passe.

Finalement, les deux Van Morrison se retrouvent dans les contradictions qu’impliquent leur travail. Récemment, les mots semblent avoir quelquefois disparu du monde de Van Morrison, remplacés par des articulations phonétiques et des grondements primaires. La fin de « My pagan love », particulièrement, lors des concerts de I’an passé, montrait Van Morrison comme un homme ayant dépassé le cadre du simple langage, auquel les mots manquaient au sens positif du terme. Cette rupture linguistique menait, paradoxalement, à des moments de complète communication. Ceci pouvant devenir la métaphore ultime de son travail, de son voyage et de son conflit créatif interne.

Ironiquement, il a trouvé chez un autre irlandais, le poète du silence Samuel Beckett, le symbole immortel d’un art nourrissant sa beauté et sa quiétude dans une lutte forcée.

Le langage est une façon de revenir, je suppose… Une manière de comprendre que vous êtes arrivé à un certain endroit… Le plus important étant de comprendre comment vous y êtes arrivé. Tout cela est presque biographique… Si vous lisez Beckett, vous verrez qu’il raconte la même chose dans chaque livre qu’il a écrit. Toute cette lutte, encore et toujours, et soudain, au milieu de tout ça, quelque part, il se souvient de l’Irlande, du passé… Il se souvient y avoir vu le soleil se lever sur les champs, ou quelque chose d’aussi beau que ça. Et puis il revient à la lutte… Il dit « le ne peux pas continuer, mais je continuerai ». Voilà ce dont il est question… « Mieux échouer », dit-il, « Fail better »….

Propos recueillis par Sean O’HAGAN

© Les inrockuptibles, Août-Septembre 1989

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